Fiche lecture

Publié le par Michel

 

 

Nous, on n’en parle pas. Les vivants et les morts chez les manouches.

de Patrick Williams

 

 

Il est des sociétés dont on ne parle pas, non pas qu’elles soient secrètes, mais plutôt silencieuses. La société manouche en fait partie : Silencieuse vis-à-vis de nous " gadjé ", silencieuse dans leur rapport au monde, à la nature, à l’universel… Bien sur, elle respecte les lois du territoire sur lequel elle évolue, pour s’intégrer au moins légalement. Elle n’en définit pas moins, en son sein, un ensemble de normes et de valeurs intériorisées par ses membres. Cela pour faire valoir leur identité propre, rejetant celles qui définissent les gadjé. Cette rupture face au monde extérieur impose de fait une binarité exclusive : il y a les Manus et le reste. Cette distinction entre le réel manouche et le virtuel gadjé impose une forme de mutisme réciproque qui donne un double sens au titre de l’ouvrage : " Nous, on n’en parle pas ". Qui ne parle pas ? De quoi ? à qui ? Pour qui ? Est-ce les Manus qui s’imprègne de silence vis-à-vis de certains aspects de leur société ? Vis-à-vis de l’ " extérieur " ? Ou est ce les gadjé qui dans leur grande majorité oublient l’existence de " camping " manouche ? Le " nous " réside dans l’ambivalence du positionnement de l’auteur, gadjo pleinement intégré par une communauté manouche et qui dévoilant au gadjé l’existence silencieuse des Manus, en fossoie son fonctionnement. Mais laissons pour le moment les critiques formelles et attachons nous a cette interrogation fondamentale qui justifie l’ouvrage : Qu’est ce qu’un Manus ? Une entité vivante ou morte dans une communauté, une communauté dans le monde des gadjé , et… qui tient à s’en démarqué.

Avant tout il faut préciser le cadre spatial et historique dans lequel l’étude a eu lieu. Parce que chaque communauté est unique et a ses propres règles, il faut préciser sa localisation. En effet bien qu’il existe des ramifications entre communautés, chacune a son existence propre, tout comme leur évolution. " Ainsi, il forme une entité spécifique [...]et possèdent certains traits culturels qui les distinguent "(Page 4).

Dans le cas présent la population regroupe les familles dont " l’aire de circulation habituelle se limite à la Limagne d’Allier et aux Combrailles (Page4). " Enfin, les corpus d’informations ont été observés et acquis entre les années 1980 et 1990, importante période d’évolution structurelle de la société Manouche, des activités. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de cela, l’idéal Manus reste intact, s’adaptant à leur environnement, de façon créative en gardant l’aspect rituel. " Ce qui importe n’est pas tant le contenu de ces gestes rituels que la possibilité de les incorporer à toutes les circonstances de la vie quotidienne."(page 78) (Pour plus d’information, lire l’ensemble du chapitre 4, Les vanniers sont devenus ferrailleurs).

  

Il semblerait, si l’on devait choisir le synonyme le plus proche du terme Manus, que celui de " respect " (pas forcément dans sa dimension " mulle ") en soit un équivalent nécessaire, tout du moins souhaitable. En effet, un Manus est avant tout une entité respectueuse de l’Univers. " Univers " dans sa conception la plus totale, mais qui pour nous, gadjé, nécessite l’adjectif manouche. Respectueux donc de " l’Univers Manouche ", étant donné la dissociation conceptuel qu’occupent les termes selon l’optique Manus ou gadjé.

(Page 60-63). Cet " Univers " doit être considéré comme une unité propre et indistinctible que le Manus doit, par essence, par " nature ", ressentir. C’est ce qui fait de lui un Manus. Cette sensation d’intégrité dans le monde est la condition d’existence Manus. C’est cette emphase qui fait la valeur Manus. Elle passe par le silence. L’intégrité Manus est le silence. En effet, chaque Manus est censé ressentir l’Univers manouche. Rompre le silence sur ce sujet serait assimilé à une remise en question de cette emprise de l’Univers sur l’individu, de son statut Manus, de sa spécificité. On devient alors, au moins l’espace d’un instant, un Ialo, Manus en voie de gadjé-tisation. Cet Univers est un mode d’évolution parallèle au " notre ", parfois superposable, jamais assimilable. Bien que " Tout " indissociable, cet univers intériorisé comme tel, et par la même vecteur de l’unité communautaire Manus, définit les comportements individuels dans leur rapport aux choses du monde manouche : rapport aux morts, à la nature, au cosmos...(Comportements que nous esquisserons par la suite). De ce fait, puisque " eux, ils n’en parle pas ", la plénitude Manus n’est atteint que si l’individu manouche respecte les idéaux Manus dans le rapport symbolique qu’il a à ses actions. Et de fait seul lui le sait. Ainsi, l’identité sociale qu’il émet ne peut être pleinement perçu par les autres comme Manus. Il y a toujours un rapport d’incertitude, de jugement réciproque. Finalement, seul l’individu sait si, à un moment donné, il est Manus. Il est le seul à connaître le sens de ses actions, la mesure de son imprégnation dans l’Univers Manus. C’est cela qui fait la distinction entre le Manus vivant (qui donne du sens symbolique à ses actions) et l’homme ( le manouche vivant quand il n’en donne pas), entre le manus (qui appartient a la communauté) et le gadjé. La distinction se fait dans la possibilité et l’effectivité du sens Manus donné aux actions. Aussi l’existence Manus est celle d’une communauté silencieuse, non pas dans les rapports sociaux, mais sur la condition même de son existence. Mais silencieusement ne veut pas dire de manière irréfléchie. Etre Manus, c’est mener une réflexion perpétuelle sur son rapport aux autres ; aux morts et aux vivants, constitutifs de la communauté manouche, aux pirde et autres gadjé. A la perception de l’espace, des lieux mullo ou non (mullo : respect que l’on doit à un mort), ainsi que des objets mullo ou non.

 Essayons maintenant de développé, l’ensemble flou qui vient d’être énoncé ci-dessus, en prenant la relation qu’ont les Manus vivants avec les Manus morts. Cette relation est pleinement constitutives du rapport et conception de leur univers référentiel.

 Toute la première partie du texte de Patrick Williams exprime cet échange respectueux entre le monde des morts et le monde des vivants. C’est l’ensemble du processus évolutif de l’accompagnement du défunt à son statut pérennisé et hors du temps des Manus. Quant un décès intervient, ses proches (tout du moins ceux qui se considèrent comme tel) entrent en période de deuil, favorable à l’élaboration d’une mémoire intime.

  

Dans ce cercle, le silence règne, chacun étant en accord avec lui-même pour définir son temps de deuil. Sans prévenir, ni énoncer de raison, un individu peut rompre ce silence. Nous verrons de suite sous quelle condition. Les autres membres de la communauté, hors du cercle, évoquent ouvertement sa mémoire. Donc avec le temps, on assiste à un essoufflement de l’évocation collective, tandis que les membres du cercle, peu à peu, sorte de leur mutisme, à condition d’agrémenter toute diction du nom du défunt, d’une formule d’usage. " Ex : mon pauvre défunt Kalo ". En arrivant par la suite à supprimer son nom. " Ex : mon pauvre défunt frère ". En effet, avec sa mort, le défunt a perdu son nom Manus, laissant pour la pierre tombale son nom gadjé. Ainsi, chaque Manus de la communauté à le devoir de retenir son nom, sans le citer. " C’est par respect que les morts ne sont pas évoqués ou qu’on ne les évoquent qu’avec d’extrêmes précautions " pour ne pas risquer de se tromper à son propos " te na xoxap ap leste ". On ne cite plus le nom. Tout le monde est censé le retenir. Personne n’aura la certitude que les autres l’ont bien retenu. Mais c’est en le retenant pour soi qu’on accompli son devoir Manus, respecter les morts en est une condition essentielle. Cela passe aussi, par le respect des biens et objets du défunt qui deviennent mulle. On les détruit ou on les vends sans bénéfices. Ou bien on les garde précieusement sans qu’un tiers ne puisse salir l’honneur du mort, en les utilisant mal. De fait s’instaure une relation respectueuse avec le monde des morts. Mort qui forme l’âme même de la communauté Manus, la caution morale. Ainsi, si dans une discussion, on prononce le nom d’un mort, cela prouve la véracité de ce que l’on dit. On ne salirait pas son honneur par un mensonge. Comme pour les lieux de décès, les mulengre placi, qui cessent d’être visité toujours par respect des morts.

C’est dans la communauté manouche étudiée, l’indicateur d’évaluation des autres manouches. Le degré de respect d’un individu vis-à-vis de ces défunts définit son intensité Manus.

Voici donc un exemple primordial du rapport des Manus à l’univers. C’est avant tout le respect. Respecter tout les attributs matériels, moraux, sociaux, qui font l’identité Manus. C’est en cela que l’intégration de l’individu se fera, et restera au-delà de sa disparition corporelle. Bien sur, l’exemple est représentatif mais aucunement exhaustif. Patrick Williams en aborde bien d’autre, statuant plus précisément la place des Manus dans le monde naturel, c'est-à-dire celui des confrontations culturelles (avec les gadjé). Il semble intéressant de finir par le dernier paragraphe du livre (Page 104) :

" Les Manouches ne peuvent jamais se trouver livrés à la vacuité. Ils vivent au sein d’un monde plein. D’introduire le vide les instaure. Quand on sait que n’importe quel objet peut être mullo ou non, et que ca ne se voit pas ; que n’importe quel endroit peut être mulengre placa ou non, et que ca ne se voit pas ; que n’importe quel attitude peut être un hommage aux morts, mais que rien ne le permet à coup sur…on sait que toute chose peut à la fois être ce qu’elle à l’air et autre chose. Cajxi. Un Manus peut être à la fois un manus et un homme ordinaire, un homme comme tout les hommes. Seul le mort est un Manus qui ne peut être que Manus. Mais de lui très vite on ne sait plus rien dire ".

Mais il serait dommage de finir, sans un petit mot sur l’auteur et surl’ouvrage en question.

 

 

 

Patrick Williams est chercheur au CNRS. Il fut directeur de recherche de la section laboratoire d’anthropologie urbaine.(1995- 2002). Il semblerait que son parcours autobiographique l’ait amené à rencontré puis s’intéressé à l’ensemble de la communauté tziganes, notamment dans son versant musical ( Django, 1991 , conférences sur le jazz et l’anthropologie)ou/et sociétal(" Mariage Tziganes ",1984). Dans le cadre, de " Nous on n’en parle pas ", la démarche compréhensive de l’auteur s’inscrit dans une logique d’interactionnisme symbolique. Courant de recherche qui dans le cadre des manouches semble être le seul valable. De plus étant donné, à l’époque et actuellement, le peu de donné empirique sur ces sociétés " parallèle " à la " notre ", le travail de Patrick Williams vient comblé un grand vide. C’est, en effet, un des spécialistes, en France, de l’anthropologie tzigane. Que ce soit son versant urbain ou rural.

A la fois sociologie Manus et anthropologie d’un gadjo sur les Manus, cet ouvrage s’inscrit dans cette logique compréhensive des symboles de la communauté Manus, en l’occurrence du massif central. L’apparente complicité qui lie l’anthropologue à ces communautés constitue à la fois la force et la faiblesse de l’ouvrage. Une force car plus que participante, le rapport intime qu’il créé avec les gens, approfondit l’immersion, donc la compréhension de la société. Cette étude de la confidence lui permet contrairement a beaucoup de gadjo de dire " Bin, moi, j’en parle ", ce qui est remarquablement salutaire vu l’appréhension souvent négative que nous pouvons avoir des manouches. Force d’exemple permette de comprendre la logique fonctionnelle de ces sociétés, et bien sur de les apprécier dans leur différence.

Cela dit, la forme littéraire du texte laisse apercevoir la volonté de ne pas trop trahir la confiance que lui ont accordé les manouches, ce qui nuit peut être à la rigueur du texte, du moins dans l’appréhension qu’on en a. Il donne l’image d’un auteur sincère, rigoureux (dans son plan et ses exemples) mais subissant une certaine forme de coercitivité. Certain diront que j’écris sous l’influence d’une coercitivité gadjé. Peut être ! Mais je ne fais que remarquer, la véritable critique vient après. De fait, cet exposé permet la compréhension culturelle de cette société. En cela, il la trahit. Le fait de permettre de dire au gadjo de dire " nous, on en parle " constitue en soit une " trahison " à la confiance accordée. Elle laisse en effet entrevoir l’identité Manus au gadjé et de fait la réduit. " Pour que la civilisation manus soit totale elle ne doit pas être publiée " (Page53).En dévoilant les fondements structurels aux gadjé tout en utilisant une forme consensuel pour les Manus (montrant son implication),l’ambivalence du positionnement de Patrick Williams est relativement critiquable. La critique est facile, juste dans la contradiction. Mais ne donne pas de jugement de valeur et mérite reflexion…Sous forme de débat ou silencieuse…A chacun de choisir !!!

Il n’en reste pas moins un ouvrage amplement intéressant, à plus d’un titre. L’imprégnation vernaculaire, l’ensemble des récits de vie sont autant d’éléments constituant un texte riche d’enseignement. Notamment, par ce jugement réflexif. Dans leur normalité, c’est nous les gadjé qui sommes marginaux. Ce texte est définitivement, comme écrit plus haut salutaire par rapport à cet ethnocentrisme latent qui existe parmi nous les gadjé. Alors continuons à ne pas en parler plutôt que de construire sa relation aux manouches sur des présupposés. Cette ouvrage en est un excellent contre et conte-exemple.

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N
Merci de consacrer une page à mon peuple !Mon peuple fragilisé par la méconnaissance des gadjé...
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